|
Roxame : De quoi s'agit-il? Ce texte est une version partielle de Peinture et Machine
Depuis l'avènement de la photographie, la peinture s'interroge sur son rôle, puisque la machine permet à tous de créer une image durable des lieux, des personnes, des événements.
Cette question débattue par les impressionnistes, puis Duchamp et aujourd’hui Balpe, est plus que jamais cruciale pour l’avenir de la peinture, faute d’être noyée dans un univers éclaté. D’un côté, des concepts artistiques élitaires trop souvent incompris du public ou d’artistes méconnus. De l’autre, l'industrie des "nouvelles images", les cercles élitistes du "marché de l'art", et les horizons réduits de l'enfant, du tagger, ou du "peintre du dimanche". Il y a urgence à remédier à cette distanciation qui préfigure la disparition de l’œuvre picturale.
Comment avons-nous pu en arriver à cette situation ? Parce qu'après avoir atteint au XIXe siècle la perfection technique, les peintres se sont enfermés dans la contestation de l'univers industriel.
Comment reprocher aux peintres de détester la machine qui tend par nature à marginaliser leur activité de création d'oeuvres uniques ? De l'antiquité au XXIeme siècle, cette évolution technique se poursuit pourtant, avec une implacable logique.
Ainsi, pour l'art comme pour l'ensemble du monde industriel et audiovisuel, les machines se sont unies progressivement en un vaste système. Autour de lui, les hommes qui les ignorent, sont marginalisés. Il ne sert à rien de les rejeter, soit en faisant comme si elles n'existaient pas, soit en stigmatisant indéfiniment leurs méfaits, ou en rêvant d'un impossible retour à un paradis terrestre sans machines. Rien ne sert non plus, d’espérer naïvement qu’elles résoudront tous nos problèmes, nous laissant joyeusement oisifs dans une civilisation de loisirs dont l'avènement aurait marqué la fin de l'histoire.
Pierre Berger propose pour cela d'explorer une autre voie : celle du pari de l'autonomie des machines quand elle est sans danger excessif, de la coopération assortie du respect, et pourquoi pas… de l'amour ? « Si les machines sont dangereuses, c'est parce que nous ne voulons pas les aimer, ou que nous les aimons toujours comme des hommes. Nous sommes des techno-machistes. Les bonnes solutions pourraient nous être apportées par des femmes, qui suggèrent d'autres types de relations ».
Savourons par exemple, l'enthousiasme constructif d'une Marianne Serra [1] , ou plus philosophiquement, relisons Mary Shelley [2] , Sherry Turckle [3] , ou encore Kathleen Ann Goonan [4] . Découvrons surtout le Manifeste Cyborg [5] de Donna Harraway et sa conclusion : « L'imagerie cyborgienne ouvre une porte de sortie au labyrinthe des dualismes dans lesquels nous avons puisé l'explication de nos corps et de nos outils... construire et détruire les machines, les identités, les catégories, les relations, les légendes de l'espace. Et bien qu'elles soient liées l'une à l'autre dans une spirale qui danse, je préfère être cyborg que déesse »... ou encore : « La machine est « nous », nos processus, un aspect de notre incarnation. On peut être responsable des machines ; elles ne nous dominent pas, elles ne nous menacent pas. Nous sommes responsables des frontières, nous sommes elles ».
Perdus dans l'immensité de l'univers mondialisé, déstabilisés par l'immatérialité du travail comme du loisir dans la "société de l'information", les mondes virtuels, le cyberespace, nous trouvons dans l'oeuvre peinte un support rassurant dans sa matérialité, dans l'unicité de sa réalisation (au minimum, celle du tirage numéroté d'une estampe), un repère bien réel pour ancrer notre individualité dans l'universalité de l'esthétique.
Pour ce début de siècle, ce n'est plus en refusant la machine que la peinture peut se donner un avenir significatif, mais en l'acceptant joyeusement, comme une partenaire à part entière. Elle pourrait ainsi contribuer à donner à toute la création artistique un souffle nouveau, en apprenant à jouer sur l'impertinente imprévisibilité d'outils de travail plus autonomes.
Mais la revendication de cette spécificité de la peinture n'a de sens qu'en partenariat avec les réseaux médiatiques qui occupent largement le centre de la scène mondiale, du "mindshare" des milliards d'humains qui lui sont connectés à plus ou moins haut débit. Le peintre a besoin des médias pour se faire reconnaître et les médias ont besoin de la créativité spécifique des peintres.
En refusant la machine (aussi bien qu’en se mettant servilement à son service, comme avec le "réalisme socialiste"), les peintres se sont mis hors-jeu de l'histoire. Si techniquement la relation est facile, elle est psychologiquement plus difficile, car encore, comme au temps des Grecs, le monde des "beaux arts" a tendance à mépriser les "arts mécaniques" en général, et de l'informatique en particulier. Cette schizophrénie culturelle rend plus difficile aux hommes d'aujourd'hui de vivre en harmonie avec leur époque. Ils abandonnent « l'image » aux propriétaires des médias qui l’utilisent pour fournir des cerveaux disponibles aux annonceurs, comme Francis Le Lay s'est immortalisé en osant le dire ouvertement.
La puissance de construction de l'art numérique selon Jean-Pierre Balpe, ne semble pas porteuse d’espoir. Il démontre que l'art numérique est un art-concept, un art du modèle, n'ayant qu'une visibilité potentielle et multiple, de processus... « "Spectaculaire", il "risque l'interaction", il est "oeuvre de répétition ouvrant la construction d'un différent au travers des reprises d'un même ». Les réalisations achevées de telles oeuvres dites « totales » sont aujourd'hui les grandes rencontres audiovisuelles du sport (du foot hebdomadaire, aux JO quadri-annuels ), de la religion (les voyages de Jean-Paul II) ou de la politique (Conventions américaines). Et finalement le journal télévisé quotidien n'intègre-t-il pas la totalité de la vie humaine dans un vaste spectacle où les journalistes jouent un rôle artistique, au sens fort du terme, pour se mettre en scène dans le cadre spatio-temporel bien précis qui nourrit chaque soir les émotions de l'humanité entière, tournant autour de la planète comme une ola de bonheurs et d'angoisses ?
Il est de temps, de faire la révolution cyborg pour notre liberté, pour aller vers la nécessité d’une éthique et permettre à l’homme de s’exprimer dans la construction d’un monde, qui faute d’avoir été choisi, lui sera imposé par la vitesse fulgurante des évolutions techniques. Quelle place restera t’il alors pour la peinture, la philosophie, la réflexion et peu à peu, toute l’expression artistique ?
Mais, jusqu'à présent, cette perspective d'oeuvres "autonomes", d'artefacts non totalement maîtrisés, inquiète. Les humains se partagent entre ceux qui ceux en ont peur et ceux qui s'abandonnent sans états d'âme aux charmes, aux avantages, aux sécurités même qu'apportent les automates. D'un côté les fabricants et leurs équipes de communication font miroiter les charmes de la machine et escamotent ses inconvénients. De l'autre, des essayistes ou des auteurs de science-fiction dressent des tableaux apocalyptiques de l'avenir qu'elles nous promettent [1] . On trouve rarement d'exploration "impartiale" de ces avenirs, aujourd'hui moins que jamais, sans doute parce que les facteurs d'incertitude sont tels et les paramètres si nombreux, que personne ne veut plus prendre de risques. Le dernier effort en ce sens, à notre connaissance, est le 2100, récit du prochain siècle, publié en 1990 sous la direction de Thierry Gaudin. Pour remplir son rôle, la peinture doit affirmer son existence propre, comme créatrice d'oeuvres matérielles, d'objets porteurs de leur propre esthétique, indépendamment de l'univers numérique. La dynamique actuelle du livre traditionnel imprimé sur papier, malgré la pression de la télévision et de l'e-book, est un encouragement puissant à progresser dans cette voie. Roxame est une exploration concrète en direction de cet avenir.
|