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Esquisse d'une histoire des arts digitaux ...
ou d'une histoire digitale des arts

 

 

Du Big Bang à l’homme

Des structures suffisamment stables et complexes émergent peu à peu du chaos, suffisantes pour offrir une base à une anticipation de l'art. La vie, numérique en son principe même (l'ADN), déploie un art consommé dans deux buts :
- se battre, offensivement défensivement (camouflage des chassés, exagérations visuelles et sonores des chasseurs),
- se reproduire : parades amoureuses des animaux (allant jusqu'à des langages spécialisés chez certains oiseaux) et dévelopements floraux chez les plantes pour attirer les insectes pollinisateurs.

 

Préhistoire


Une caractéristique fondamentale de l'homme (partagée un peu par quelques grands singes), c'est l'emploi d'un langage articulé. Autrement dit, pour suivre Saussure, d'un "système d'oppositions". Ainsi, dès qu'il émerge du cri instinctif, le langage est il un système binaire. Et il prit certainement dès ses origines, une dimension artistique, ne serait-ce, comme chez les animaux, pour la guerre et surtout l'amour.


Malgré leur petit nombre (environ 50 000 en France) et des conditions de vie difficiles dans une vie courte, quelques humains parviennent à créer des œuvres peintes et sculptées de haute qualité. Ces oeuvres ne sont pas digitales, malgré l'apparition de quelques symboles abstraits. Mais, dans la taille des silex par exemple, une sorte d'anticipation de la loi de Moore s'observe depuis le paléolithique le plus ancien jusqu'à la fin du néolithique, mesurée en mètres de tranchant par kilogramme de silex brut.

 

L'histoire

L'histoire, par définition, commence avec l'écriture.Or c'est une phase plus avancée de digitalisation du langage. Peu à peu, le "système d'oppositions" se dégage du jeu des analogies e des associations sémantiques signe par signe, pour aller vers des alphabets à valeur purement phonétique. Le passage fondamental se fait en Mésopotamie, uis en Phénicie. Un optimum est atteint, avec environ 25 lettres, et l'on n'en chagera plus jusqu'à nos jours.

Sur ces langages ainsi fixés, les oeuvres peuvent se transmettre de façon sûre. L'écriture peut devenir un art, à plusieurs couches : les formes grammaticales ne sont pas seulement une contrainte à respecter mais un système génératif de construction. Au delà, la poésie peut chercher d'autres effets (notamment phonétiques). A cette fin, d'une part elle ajoute de nouvelles contraintes (versification), d'autre part elle s'autorise des "licences" poétiques qui sont un moyens expressifs puissants (Leech).

A cette époque se constituent les grands recueil littéraires qui constituent encore le fond de nos cultures : Mythologie gréco-romaine, textes bibliques, textes les plus anciens de l'Orient.

Plusieurs passages de la Bible ont un caractère nettement digital, tout particulièrement le premier et grandiose premier chapitre de la Genèse : la parole de Dieu sépare (binaire) et organise, avec une insistance sur les espèces végétales et animales et leur reproduction (et pourtant ils ne savaient pas que l'ADN était dessous. $$

Dans le même temps, les mathématiques commencent à se former. Ils inspirent les proportions des pyramides (vectorisation). Peintre et sculpteurs empoient méthodiquement des canons en forme de trames qui évoqueraient presque une pixelisation (voir Panofsky).

La Grèce et Rome

La Grêce fait triompher la raison, c'est à dire :
- la logique (raison raisonnante), qui introduit une forme d'autonomie, sinon d'automatisme au niveau du langage lui-même ;
- les rapports ("rationnels"), qui vont jouer un rôle considérable dans l'architecture et la sculpture, tout en rendant permettant de formaliser l'esthétique musicale.

 

L'écriture trouve maintenant toutes ses dimensions : art oratoire, art poétique, art théâtral avec des scénographies complexes faisant intervenir la foule mais aussi une machinerie élaborée pour des "effets spéciaux".

 

En architecture, les Grecs ne connaissent que la ligne droite. Leur sensibilité géométrique est cependant assez fine pour voir l'intérêt de courber légèrement certaines droites (à l'Acropole notamment). Les Romains vont enrichir le catalogue des formes en jouant beaucoup sur le cercle et la sphère (voûtes).

 

En peinture, on ne sait presque rien de la peinture grecque. En revanche les Romains vont la développer sensiblement, introduisant même un début intuitif de perspective.

 

Un début d'industrialisation de l'art se produit avec les poteries de la Graufesenque ou les petites statues de Tanagra. Mais l'architecture aussi a un caractère industriel, avc la reproduction systématique des modèles (temples) ou les architectures élégantes mais étonamment répétitives du génie civil.

 

Vitruve consigne longuement les bonnes règles à appliquer dans l'ensemble des arts matériels, mais on ne pourrait tout de même pas en déduire une algorithmique !

 

Le bas moyen-âge

 

La chute de Rome (408) marque l'entrée du monde occidental (au sens large) dans un chaos, une dissolution des structures qui ne sera qu'amplifié par les invasions successives, jusqu'à celles des Normands. Les bibliothèques sont brûlées, les monuments détruits. Malgré de grands efforts de remise en ordre (Justinien, Charlemagne, Mahomet), les puissantes structures politiques, culturelles et artitiques de l'antiquité tombent en ruine. En Europe, le traité de Verdun (843) sonne le glas de l’unité linguistique romaine.

 

Cependant, quelques très grandes oeuvres architecturales nous en restent, comme Sainte Sophie de Constantinople et quelques palais arabes et quelques mosquées. Par miracle, enfermées dans les monastères et les châteaux forts, de petites élites, durement encadrées par des systèmes religieux autoritaires, préservent une partie des manuscrits anciens et poursuit même la recherche, notamment sur le plan philosophique (Libéra) et même mathématique : les algoristes l'emportent sur les abacistes et, autour de Gerbert par exemple, concoctent un mode de numération et de calcul qui dépasse l'antiquité et prépare les printemps futurs.

 

Le haut-moyen-âge et son déclin

 

A partir du XIe siècle, et tout spécialement en France, de meilleurs conditions permettent un accroissement considérable des populations et de leur niveau de vie. D'où un expansionnisme qui se traduit notamment par les croisades et, culturellement, un nouvel apport à l'Europe de ce que le Moyen-Orient avait préservé et développé. (Panofsky).

 

Les pouvoirs centraux, royaume et papauté, se restructurent. Les monastères sont florissants, et plus encore les villes. La politique se formalise grâce à l'autorité de grands rois qui développent leurs chancelleries. Tous les arts concourent à la construction et à la décoration des cathédrales, qui abritent les somptueuses performances de la liturgie et des représentations (mystères) qui les entourent.

 

Dans le même temps, la pensée s'organise hiérarchiquement dans ces cathédrales de l'esprit que sont les Sommes théologiques, encadrant et couronnant une intense activité intellectuelle dans des universités qui traitent méthodiquement de tous les "arts".

 

Ces grandes structures sont numériques à de muliples points de vue. Les rois font une comptabilité de plus en plus précise et étoffée. Les consructeurs des cathédrales n'ont pas les mathématiques de la résistance des matériaux, mais ils attachent une grande importance aux nombre et à leurs rapports. Quand aux sommes théologiques, elles numérotent méthodiquement la hiérarchie des parties, des articles et des questions. La logique, binaire par construction, y tient une large place, de même qu'une décomposition des problèmes par des séries de "distinguo" tout à fait binaires.

 

A ce moment d'ailleurs, la pax mongolica, brutale sans doute, permet pendant quelques décennies d'établir le contact avec l'extrême-Orient (Marco Polo et quelques autres).

 

Mais ces sommets étaient peut-être un peu trop hauts. La grande peste et la guerre de cent ans mettent à mal l'économie et la politique. Quelques cathédrales s'écroulent. D'ailleurs elles sont trop grandes et trop sombres, et c'est au niveau des paroisses que le gothique flamboyant se développera (par exemple, à Paris, Saint-Mery à quelques centaines de mètres de Notre-Dame). Quant à la pensée, enfin, la belle unité "thomiste" s'écartèlent entre les mystiques et les rationalistes. Le Moyen-Age se meur d'une overdose de codification et si, l'on peut dire, de réalité augmentée.

 

Mais ces élans et leur rechute n'en vont pas moins laisser aux siècles suivants un certain nombre de machines semi-automatiques qui fourniront de puissants moteurs aux générations suivantes : moulins à blé, à fer et à foulon, horloges à engrenages et balanciers (vérifier) et machines de la logique déductive. Des machines qui, à l'époque, suscitent plus l'admiration que la peur, à lire la magnifique devise figurant à la Conciergerie sous sa superbe horloge, qui fut la première horloge publique de France.

 

La Renaissance

 

Ce sont les artistes italiens qui lancent le mouvement. Le poète Pétrarque, le peintre Giotto. Puis Rome, Florence, Venise.. Mais en quelques deux siècles, le monde change radicalement. Grandes découvertes scientifiques, expansion coloniale par l'Atlantique, entraînant le déclin du Moyen-Orient (l'Extreme-Orient dort, par la volonté de l'empereur de Chine). Hélas, l'unité européenne devra attendre cinq siècles pour reprendre vie, cinq siècles de guerres, certes créateurs d'oeuvres artistiques admirables, mais sur des mares de sang et de destructions. Ah, petits français, que nous sommes fiers d'avoir gagné à Marignan en 1515 (ou que nous étions fiers, ma génération en tous cas) et d'avoir ramené à Paris les chefs d'oeuvre de l'Italie et génial Léonardo à Amboise.

 

A son plus haut niveau, arts et sciences se mêlent portés par des êtres exceptionnels dont Vinci reste l'emblème.

 

On tourne le dos au "gothique", et l'on redécouvre l'antique. Non qu'il ait été jamais oublié au Moyen-Age, mais employé comme une mine de matériaux aussi bien matériels et intellectuels au service de la synthèse théologique. La Renaissance considère l'antiquité comme un passé révolu, mais dont il faut s'inspirer pour créer un monde nouveau, le monde moderne. On en retient les deux instruments de la raison (rapports et déductions), mais cette fois sans oublier l'observation de la nature et la numérisation de l'expérience, sinon des émotions.

 

La musique avait fait quelques progrès numériques au moyen âge, avec la notation en neumes du chang grégorien. La Renaissance apporte la polyphonie, donc le calcul des combinaisons mélodiques avec le contrepoint.

 

La littérature fait peau neuve dans les différentes langues européennes : après Dante, du Bellay avec sa défense et illustation. Pas spécialement numérique, sinon dans sa volonté de reconstruire les grammaires et les vocabulaires. Le texte, sous toutes ses formes, de la paillardise à la mystique, profite d'une autre digitalisation fondamentale : l'imprimerie à caractères séparés.

 

La peinture, elle, est scientifiquement modernisée par la perspective. Et elle entre dans l'ère de la "reproductibilité technique", au plus haut niveau de l'art, avec Dürer.

 

L'architecture reprend les canons numériques de l'antiquité. Et le mathématicien Viète amorce une révolution fondamentale au coeur des mathématiques.

 

L'époque classique 1610- 1789

 

De Viète à Laplace, on peut voir l'époque classique, l'ancien régime, comme une numérisation intégrale des sciences, en passant par les physiciens et mathématiciens (souvent les deux ensemble, et philosophes par dessus le marché) Descartes, Leibniz, Pascal, Newton... Non seulement le calcul devient la base de toutes les sciences, mais son langage même devient source d'innovation en quelque sorte autonome, en tous cas indépendante de ses significations, comme le montre Michel Serfati à propos de la notation des puissances par Descartes puis Leibniz.

 

Malgré les guerres entre nations et religions, les pouvoirs nationaux renforcent leur puissance, leur administration, leur comptabilité. Ils peuvent dépenser des sommes considérables (trop, d'ailleurs) au service des cours, et de Versailles en particulier. Tant pis pour les vies humaines, Louix XIV est un grand "machiniste", ne serait-ce que pour alimenter en eau les fontaines de son parc ou développer sa marine.

 

Les développements sont considérables en architecture, de littérature, de théatre, de musique. Il est répressif au niveau des idées, mais « les Lumières ». Philosophie et  mathématiques, souvent pratiquées par de grands esprits (Descartes, Pascal, Leibniz) marchent à pas de géants, malgré les répressions.

 

Techniquement, la peinture et la sculpture n'ont plus grand chose à apprendre après les génies de la Renaissance. Le développement des automates peut être vu comme une premire époque d' "art cinétique".

 

En revanche, le théâtre s'organise à un niveau bien supérieur à celui des comiques italiens. Shakespeare, le premier, procède à une forme-clé de numérisation : le texte écrit par l'auteur devient le nerf central de la pièce, et non plus un simple guide pour le jeu largement improvisé des acteurs et en particulier du ou des clowns. Le théâtre classique français fait de même, en plus restrictif et structuré.

 

Pour la musique, le clavecin bien tempéré de Bach est emblématique d'une mathématisation de la composition musicale qui va se doter aussi d'instruments théoriques développés, avec Rameau, par exemple. Ici encore, la partition écrite par l'auteur prend le pas sur les développements personnels des divas. L'orgue prend des dimensions monumentales, exigeant des "interfaces homme machine" à la hauteur... de virtuoses capables de maîtriser digitalement (et pédalement, si je peux me permettre), des systèmes d'une telle complexité.

 

Tout aurait pu continuer à grandir harmonieusement, si un sérieux refroidissement du climat et l'incapacité des rois à entendre leurs peuples (et parfois à comprendre les enjeux indusriels des technologies) n'avaient la France aux bouleversements de la Révolution et de l'Empire, y entraînant l'Europe, à l'exception d'une Angleterre qui se démocratise (en douceur et très relativement) et d'un nouvel acteur, les Etats-Unis.

 

La machine (à vapeur)

 

(Il faudrait ici un chapitre particulier pour le rôle des arts dans la Révolution).

 

Si les origines remontent à l'antiquité, c'est à partir de Watt que la machine à vapeur va prendre toute son expansion industrielle, et peu à peu relayer aussi bien les moulins à vent et à eau (hors quelques applications particulière) que les boeufs et chevaux pour animer transports et industrie. Une machine bruyante et sale, plongeant les hommes dans les profondeur pour en extraire le noir charbon. Et donc le paradoxe de conditions de travail affreuses pour des pans entiers de la population et d'une explosion économique très inégalitaire. Ces contradictions s'approndissent jusqu'aux explosions des guerres mondiales, avec un premier avertissement sanglant mais passé inaperçu en Europe, la guerre de Sécession, ses cuirassés et ses mitrailleuses.

 

L'expansion économique libère d'importants budgets pour les arts.

 

Au plan théorique, les art entrent dans une nouvelle phase de numérisation, le calcul y jouant un rôle de plus en plus important. qu'Estelle Thiébault qualifie d' "élémentarisation". La Grammaire des arts du dessin de Charles Blanc (1967) amorce un mouvement qui se poursuivra jusque dans les années 1950. $

 

En architecture, la métallurgie et le calcul (résistance des matériaux, géométrie descriptive) permettent , et l'industrie appelle, un dévelopement considérable du génie civil : l'Europe se couvre de voies ferrées, avec maints "ouvrages d'art", dont quelques uns ont une puissante valeur esthétique (viaduc de Garabit, par exemple). Parallèlement,une importance nouvelle est donnée à la protection, à la restauration, voire à la reconstitution des monuments historiques. L'élémentarisation poursuit son élaboration théorique. Les nouvelles technologies tendent à imposer es formes simples et fonctionnelles, dont on compense la sécheresse par la décoration. Voir à Paris, l'architecture du Grand Palais, les parties surélevées du Métropolitain... et aux Etats-Unis, la décoration des gratte-ciels.

 

La peinture, la sculpture et même l'architecture, ayant atteint des sommets de complexité (de haute définition, dirait-on aujourdhui) avec les immenses toiles de David comme avec les achèvements de Versailles, ne pouvait plus progresser dans leur voies et fonctions traditionnelles, et sombrent peu à peu dans l'acédémisme pompier. En outre, la photographie lui fait une concurrence de plus en plus active. La peinture fait sensationnellement rupture en 1863 avec le salon des refusés.

 

Comme autrefois à Florence, la peinture est à l'avant-garde. En 1863, elle sort définitivement du "mainstream" classico-industriel, pour entrer dans une série de mutations et de provocations qui multiplieront les "ismes" jusqu'aux grands vides de "l'art contemporain" d'aujourd'hui. Elle étale ses incertitudes au Salon des Incohérents (1882-1896).

 

L'élementarisation en peinture se développe selon les deux volets complémentaires de la digitalisation :
- à bas niveau, découpage de l'image en petits constituants : touche impressioniste et plus encore du pointillisme, mosaiques de Klimt
- à haut niveau, analyse de la scène en éléments plastiques formels reconstitués ensuite : le cubisme.

 

La littérature profite des libertés politiques aussi bien que de la baisse des coûts (composition mécanique, presses à imprimer de plus en plus puissantes et apparition des rotatives, papier chimique bon marché (mais hélas pour nous, très fragile). Ecrivains politiques, philosophes, journalistes et romanciers peuvent répandre à un large public des idées les plus diverses. Aux utopies scientistes des uns, aux appels révolutionnaire des autres, répondent les grandes sagas de Dickens, Balzac, Hugo et plus encore Zola, qui traduisent puissamment des contradictions qui déboucheront sur les grandes guerres.

 

La musique exprime une dymanique comparable. Le progrès technique des instruments (le piano d'aujourd'hui, les cuivres d'Adolphe Sax) ouvrent des voies nouvelles. Un seul piano suffit à Chopin pour émouvoir, pendant que de vastes orchestrations ouvrent de vastes horizons aux romantiques.

 

Le siècle trouvera son sommet, sa cathédrale même, dans l'opéra wagnérien. Un art total, depuis les voix jusqu'à une machinerie démesurée, dans un espace spécialement conçu à cet effet. Pour reprendre une formule d'Antoine Picon sur l'architecture post-moderne, l'art wagnérien s'étend de la tectonique (les grandes structures temporelles et sémantiques de la Tétralogie) jusqu'à la profondeur du matériau, car il amorce un travail d'association d'instruments différents pour constituer des timbres nouveaux. On peut même parler d'une véritable programmation orientée objet, où chaque personnage est doté de son thème, à la fois mélodique et timbral. Programmation aussi, puisque Wagner aurait dit, quelque temps avant de terminer l'écriture d'une partition, une phrase comme "Au point ou j'en suis, n'importe qui pourrait finir le travail". Et les chanteurs doivent accepter les contraintes précises qui les obligent à traduire en détail les intentions de l'auteur, parole et musique.

L'art wagnérien écrase l'horizon musical de la fin du siècle, et le "voyage artisique à Bayreuth" prend des dimensions suhumaines. Hélas, comme le pressentent nombre d'observateurs et plus particulièrement Nietzsche, Wagner se fourvoie dans un germanisme chauvin qui ne contribuera pas peu aux drames du XXe siècle.

 

Quelques écrivains, considérés comme humoristes ou bons pour les enfants, perçoivent fort bien les révolutions qui vont marquer le monde et particulièrement les arts : Danrit pour la guerre, Robida pour les télécommunications (télévision comprise), et Verne pour la vidéo (3D compris, dans Le château des Carpathes ) et pour l'ensemble du monde, dans les pages méconnues de son La journée d'un journaliste américain en 2889 ( que nous reproduisons ici in extenso, illustations incluses). Son journaliste est plus exactement ce que l'on appellerait aujourd'hui un patron de presse multimédia,opérant au niveau international par réseaux optiques. Et Verne y évoque déjà la musique algorithmique.

 

L'art moderne

 

La guerre n’interrompt pas tant que cela les activités artistiques, et l'après-guerre, avec ses "années folles" va leur donner de fascinants développements. L'art se fait moderne, en ce sens qu'il incarne les possibilités ou les espoirs d'une grande synthèse de la raison et de la foi, de l'expansion matérielle et du développement spirituel. Sciences et technologies jouent ici typiquement leur rôle d'infrastructure.

 

Les mathématiques donnent le ton, avec les grands projets de Hilbert, qui seront repris sous une autre forme par le mouvement Bourbaki. L'élémentarisation est explicite dans le titre même de la série des oeuvres : Eléments de mathématique. Et le texte commence somptueusement par la phrase "Les signes d'une théorie mathématique...", qui serviront à construire la théorie des ensembles. Malheureusement, dans une évolution qu'analyse en détail Pierre Mounier-Kuhn, le mouvement Bourbaki s'éloigne rapidement de cette orientation, sacrifiant la logique à la géométrie.

 

C'est donc aux Etats-Unis que se produira la synthèse fondamentale du digital sur sa base binaire. Von Neumann en montre clairement les raisons et la profondeur : "Nous sommes fortement en faveur du système binaire, pour trois raisons :
- Implémentation matérielle (précision, coûts),
- plus grande simplicité et vitesse pour l'exécution des opérations élémentaires (partie arithmétique)
- la logique, étant un système par oui/non, est fondamentalement binaire, et par conséquent, un arrangement binaire... contribue de manière significative à la réalisation d'une machine plus homogène qui peut être mieux intégrée et plus efficace".

 

Ainsi convergent :
- une réduction considérable de la matière, des énergies et des temps, grâce d'abord à la mécanique de précision, puis aux tubes électroniques et (par la suite), aux circuits intégrés ; ceci s'applique non seulement aux organes de calcul, mais aux mémoires et aux réseaux de (télé-) communicaions
- la convergence de deux domaines intellectuels jusque là nettements distincts, l'arithmétique et la logique, qui s'implémentent toutes deux à partir des mêmes portes logiques
- la possibilité de piloterle tout, de manière cohérente, par des langages de programmation exploitant des données, le tout binaire et transitant par les mêmes circuits

- la possibilité d'implémenter directement les fonctions récursives et en particulier les fonctions des automates formels aussi bien que de circuits neuronaux.

 

Notons que c'est à peu près à la même époque que Watson et Crick découvrent la nature digitale de la vie.

 

A partir de là, pour ceux qui veulent bien le voir, l'extension universelle de la numérisation, dans l'industrie, la gestion, la défense... et les arts, apparaît comme une évidence. Cependant, jusqu'aux années 1970, les ordinateurs coûtent cher et c'est donc seulement à la marge qu'ils peuvent être mis à la disposition des artistes. Mais l'arrivée des machines à calculer (à la fin du XIXe siècle, et de plus en plus entre les deux guerres) puis la naissance de l'informatique vont contribuer, avec les mathématiques, à l'émergence d'une notion "moderne" en art, dont Mondrian en peinture et Le Corbusier en architecture sont les plus emblématiques.

 

La peinture, à Montparnasse et à Montmartre, s'envoie en l'air dans tous les sens et tous les sens du terme. Elle s'engage politiquement pour les régimes totalitaire de droite (futurisme) que de gauche (réalisme socialiste). Parfois attirée par les machines (Futuristes, Fernand Léger), elle se veut le plus souvent critique (Dada, en Allemagne, Grosch), puis se cherche dans le surréalisme. Après la guerre, le foyer de développement de la peinture passe de Paris à New York. Mais, là encore, c'est plutôt dans le prolongement des idées antérieures que se font les développements, en l'occurrence contestataires et déjà post-modernes en ce qui concerne la peinture.

 

C'est aussi pendant cette période que la photographie et le cinéma vont s'étendre au delà de quelques laboratoires ou studios spécialisés pour se répandre dans un très large public. La photographie chimique, certes, est sans doute le plus analogique des arts. Alors que le cinéma est fondamentalement construit sur un découpage en image successives, qui représente peut-être la première grande utilisation de l'échantillonage d'un signal.

 

La sculpture se fait plus ouverte aux technologies nouvelles. L'art informatique proprement dit est ici précédé par l'art cinétique (Tinguely), l'art de la lumière (Morellet) et l'art cybernétique (Schoeffer).

 

La musique, en aval du pic wagnérien, se scinde peu à peu entre une musique populaire et une musique savante, fondamentalement numérique depuis Schönberg. Joseph Schillinger pousse très loin la réflexion dans son ouvrage Mathematical basis of the arts (publié en 1948 de façon posthume), où il parle explicitement de composition automatique, l'appliquant d'ailleur aussi bien aux arts graphiques avec son "graphomaton" qu'à la musique proprement dite. Mais le son est plus facile à générer élecroniquemnet que l'image, et une nouvelle musique peut se développer dans deux directions complémentaires (comme toujours quand il s'agit de numérisation) :
- l'enregistrement de sons élémentaires naturels utilisés ensuite comme matériaux par les compositeurs (musique concrète)
- la création ex nihilo de nouveaux sons à l'aide des synthétiseurs.

 

Le développement de la radio (pardon, de la TSF) est, comme la photographie, très "analogique", sauf pour la transmission des textes (avec le code Morse, nettement digital, qui continuera d'être utilisé jusque dans les années 1980) voire des images. De même, la télévision, mise au point avant la guerre, est partiellement digitale dès l'origine puisque décomposée en ligne et, en 2010, n'a pas encore achevé sa mutation vers le tout digital.

 

C'est sans doute l'architecture qui se montre le plus résolument "moderne". Le Corbusier en France, le Bauhaus en Allemagne conjuguent le fonctionnalisme avec des systèmes de formes essentiellement rectilignes et à angles droits, parfois aux dépens même de la solidité structurelle. Il est rétrospectivement étonnant de voir comment cette école de pensée combine austérité et cette froideur avec un spiritualisme passablement flou et éthéré. Mais des auteurs comme Schuré et Bergson n'y sont pas pour rien.

 

Tout cette mentalité moderne s'appuie sur des idées d'intégration à tous les niveaux. L'époque moderne, et l'art moderne avec elle, c'est l'ère des "grands récits". Appuyés sur la science, sur l'histoire mais aussi sur les religions, ils laissent espérer que, passés les suites des grandes guerres (et de la guerre froide), l'humanité va marcher vers un large et pacifique unité de pensée, de politique et d'économie. Marx ou Teilhard de Chardin, même combat !.

 

L'art post moderne

 

Chose curieuse, les horreurs de la deuxième guerre mondiale n'ont pas tout de suite mis à bas les grands espoirs modernes. Bien au contraire, au fond. Après de telles blessures, il fallait d'abord panser les plaies, réconcilier les partis et si possible les nations, et donner à tous de l'espoir pour reconstruire sur les ruines. C'est après la guerre que les composante de la modernité se sont vraiment répandues dans le public, qu'il s'agisse des "mathématiques modernes", de l'architecture de Le Corbusier, de Teilhard de Chardin ou de l'art moderne (entendez par là, pour faire simple, Matisse et Picasso).

 

C'est au cours des années 1960 que, sur tous les plans, le moderne a fait la place au post-moderne. Echecs militaires de l'Occident au Viet-Nam et en Algérie, échec du concile Vatican II qui ne satisfait personne et débouche sur un schisme, ré-ouverture des dossiers classés trop vite sur la Shoah... Même le domaine des sciences a attendu ce moment pour se laisser vraiment secouer par les incertitudes de la relativité en physique et de l'indécidabilité en logique/mathématiques. Jusque là, on avait fait comme si ...

 

De nouvelles idées vont nourrir un nouvel âge des idées comme des arts. Ne prenons pas ici parti pour ou contres les nouvelles formes de philosophie, de religion ou de politique. En revanche, la science apporte de nouveaux thèmes intéressants pour les artistes : des matériaux souples, des modèles biologiques ou neurologiques à imier, et même de nouvelles mathématiques avec les fractales de Mandelbrot ou les catastrophes de René Thom (ces dernières, si elles ne sont pas directement utilisées, montrant au moins la voie de formes nouvelles, aussi souples et complexes que les formes moderners étaient rigides et simples.

 

L'informatique elle-même engage sa révolution post-moderne (bien que les milieux essentiellement scientifiques de l'informatique ignorent jusqu'à l'existence de ce mot). La baisse régulière de ses coûts et l'intégration des circuits ouvre les possibilités d'une mini-informatique (vers 1970) puis d'une micro-informatique (vers 1978 et surtout après 1980), qui la mettent de plus en plus largement à la portée des artistes, avec ses machines individuelles et ses supports de mémoire aux capacités toujours croissantes. Elle se conjugue avec le développement des réseaux de données, dans lesquels les petites machines deviennent les "clients" des gros serveurs, alors que la première informatique ne pouvait desservir que des terminaux simplistes, pilotés (le terme est explicite), en mode maître/esclave. Du coup, et bien en phase avec la mentalité post-moderne, les réseaux centralisés (on avait rêvé d'une "informatique de France" sur le modèle et avec la coopération d'EDF) laissent place à des structure très libres dont Arpanet puis Internet sont les symboles emblématiques. Tout cela, bien sûr, ne se fait pas en un jour, et s'échelonne sur un petit quart de siècle, avant qu'une nouvelle révolution ne commence à émerger avec des "téléphones" portables aux aptitudes chaque année plus variées et puissantes.

 

De ces nouveaux moyens que font faire les artistes ?

 

Les arts de l'écriture vont tirer un énorme parti des possibilités du traitement de texte. D'abord au simple niveau de la frappe, considérablement améliorée par rapport aux machines à écrire. Puis au niveau de toute la chaîne graphique, jusqu'au pilotage automatisé des presses à imprimer. Outre une réduction des coûts, le traitemen de texte apporte un tel accroissement de qualité qu'il est difficile d'imaginer aujourd'hui à quel point les courriers d'entreprise, le livre et la presse étaient limités dans leurs présentations : variété des polices de caractères, complexité des mises en pages. Ouvrez aujourd'hui un exemplaire de L'Illustration, qui fut la presse de luxe pendant tout le début du XXe siècle, et comparez avec les pages du moindre des magazines, dont d'ailleurs le nombre même s'est considérablement multiplié. Une question reste en suspend, et à ma connaissance n'a pas trouvé de réponse : ces nouvelles techniques ont-elles influé sur le style même des écrivains et des journalistes ? En tous cas, ils n'ont pas apporté de genres littéraires vraiment nouveau. Au moins jusqu'à l'arrive de l'hypertexte, de la messagerie sur ordinateur et, plus récemment, des SMS.

 

La peinture n'en fait pas grand chose, au moins dans sa forme "noble". Elle a depuis un siècle rompu avec ses fonctions représentatives. La modestie des moyens techniques qu'elle exige, la mobilité de ses produits et la diversité de ses marchés mobilise une offre considérable face à une demande très sélective. Sur ce marché, la valeur d'une oeuvre est garantie par sa matérialité même, qui garantit son authencité et son unicité. Ce marché n'a que faire d'oeuvres nouvelles qui peuvent se produire en grandes quantités... et dont la pérennité est fort limitée, comparée à la solidité de la peinture à l'huile. Les arts graphiques se voient donc cantonnés dans l'illustration ou le divertissement. Un gagne pain pour certains artistes sans doute, mais pas vraiment un art nouveau.

 

La fin reste à écrire. Retour page d'accueil